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Maryse Condé - Moi, Tituba, sorcière


Condé

Maryse Condé - Moi, Tituba, sorcière

Extrait tiré de : Maryse Condé, Moi, Tituba, sorcière, 1986 (acheter l’œuvre)

Extrait proposé par : C. Guerrieri


À propos de cet extrait :

Maryse Condé est une autrice guadeloupéenne qui a enseigné à Columbia aux États-Unis et a reçu de nombreux prix pour son œuvre littéraire qui met souvent en avant les Antilles.

Abéna, une femme africaine prise en esclavage, est violée par un marin sur la bateau qui l’amène à La Barbade pour y être vendue. Quelques mois plus tard naît Tituba, qui est la narratrice du récit. Abéna mourra pendue pour s’être défendue contre le maître qui cherchait à la violer. Tituba est recueillie par une vieille femme, Man Yaya, avant d’être de nouveau prise en servitude. Tituba arrive jusqu’à Salem où elle est accusée de sorcellerie avec d’autres femmes. Lorsqu’un pardon général est déclaré, Noyes, le chef de police, lui annonce qu’elle va être vendue afin de rembourser les frais de son emprisonnement.


(licence Creative Commons BY-NC-SA, C. Guerrieri)
Texte de l'extrait (source) :

J’éclatai d’un rire sans joie :

- Qui sera prêt à acheter une sorcière ?

Il eut un petit sourire cynique :

- Un homme pressé d’argent. Tu sais à quel prix le nègre se vend à présent ? Vingt-cinq livres !

Notre conversation s’arrêta là, mais désormais, je sus le sort qui m’attendait. Un nouveau maître. Une nouvelle servitude.

Je commençai à douter sérieusement de la conviction fondamentale de Man Yaya selon laquelle la vie est un don. La vie ne serait un don que si chacun d’entre nous pouvait choisir le ventre qui le porterait. Or, être précipité dans les chairs d’une égoïste, d’une garce qui se vengera sur nous des déboires de sa propre vie, faire partie de la cohorte des exploités, des humiliés, de ceux à qui on impose un nom, une langue, des croyances, ah, quel calvaire !

Si je dois renaître un jour, que ce soit dans l’armée d’acier des conquérants ! À dater de cette conversation avec Noyes, chaque jour, des inconnus vinrent m’examiner. Ils inspectaient mes gencives et mes dents. Ils tâtaient mon ventre et mes seins. Ils soulevaient mes haillons pour examiner mes jambes. Puis, ils faisaient la moue :

- Elle est bien maigre !

- Tu dis qu’elle a vingt-cinq ans ! Elle en paraît cinquante !

- Je n’aime pas sa couleur !

Un après-midi, je trouvai grâce aux yeux d’un homme. Mon Dieu, quel homme ! Petit, le dos déformé par une bosse qui pointait à hauteur de son épaule gauche, le teint couleur d’aubergine et le visage dévoré par de grands favoris roux qui se mêlaient à une barbe en pointe. Noyes me souffla avec mépris :

- C’est un Juif, un commerçant que l’on dit très riche. Il pourrait se payer toute une cargaison de bois d’ébène et le voilà qui marchande pour du gibier de potence !

Je ne relevai pas ce que ces propos contenaient d’injurieux pour moi. Un commerçant ? Qui était en relation avec les Antilles vraisemblablement ? Avec la Barbade ? [...]

La Barbade !

Durant les périodes furieuses, puis hébétées de ma maladie, je n’y avais guère pensé, à ma terre natale. Mais une fois précairement recollés les morceaux de mon être, son souvenir me réinvestissait.

Pourtant, les nouvelles que j’en avais n’étaient pas bonnes. La souffrance et l’humiliation y avaient planté leur empire à demeure. Le vil troupeau des nègres ne cessait de faire tourner la roue du malheur. Broie, moulin, avec la canne, l’avant de mon bras et que mon sang colore le jus sucré !

Et ce n’était pas tout !

Chaque jour, d’autres îles autour d’elle étaient ouvertes à l’appétit des Blancs et j’apprenais que dans les colonies du Sud de l’Amérique, nos mains à présent tissaient de longs linceuls de coton. [...]

Trois jours plus tard, Noyes vint ouvrir la porte de ma cellule. Derrière lui, dans son ombre, se coulait le Juif, plus roux et bancal que jamais. Noyes me poussa jusqu’à la cour de la prison et là, le forgeron, homme massif en tablier de cuir m’écarta sans façon les jambes autour d’un billot de bois. Puis d’un coup de maillet d’une effroyable habileté, il fit voler mes chaînes en éclat. Il recommença la même opération avec mes poignets pendant que je hurlais.

Je hurlais comme le sang qui pendant tant de semaines s’était tenu à l’écart de mes chairs, les inondait à nouveau, plantant mille dards, mille pointes de feu sous ma peau.

Je hurlais et ce hurlement, tel celui d’un nouveau-né terrifié, salua mon retour dans le monde. Je dus réapprendre à marcher. Privée de mes chaînes, je ne parvenais pas à trouver mon équilibre et chancelais comme une femme prise d’alcool mauvais. Je dus réapprendre à parler, à communiquer avec mes semblables, à ne plus me contenter de rares monosyllabes. Je dus réapprendre à regarder mes interlocuteurs dans les yeux. Je dus réapprendre à discipliner mes cheveux, nid de serpents sifflant autour de ma tête. Je dus frotter d’onguents ma peau sèche et crevassée, pareille à un cuir mal tanné.

Peu d’individus ont cette déveine : naître par deux fois.