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Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, « Saeculum Aureum »


Yourcenar

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, « Saeculum Aureum »

Extrait tiré de : Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, 1951

Extrait proposé par : C. Guerrieri


À propos de cet extrait :

Marguerite Yourcenar fut la première femme à entrer à l’Académie Française. Mémoires d’Hadrien est un roman historique où l’empereur Hadrien (mort en 138 ap. J-C.) écrit à son petit-fils adoptif et futur successeur, Marc Aurèle. Il y évoque sa vie et ses réflexions à l’approche de sa mort.

Dans cet extrait, Hadrien évoque sa rencontre avec Antinous, un homme que le véritable empereur aima passionément au point de créer une ville, en son hommage après sa mort, nommée Antinoupolis sur les rives du Nil.


(licence Creative Commons BY-NC-SA, C. Guerrieri)
Texte de l'extrait (source) :

L’été qui suivit ma rencontre avec Osroès se passa en Asie Mineure : je fis halte en Bithynie1 pour surveiller moi-même la mise en coupe des forêts de l’État. A Nicomédie, ville claire, policée, savante, je m’installai chez le procurateur2 de la province, Cnéius Pompéius Proculus, dans l’ancienne résidence du roi Nicomède (...). Les brises de la Propontide3 éventaient ces salles fraîches et sombres. Proculus, homme de goût, organisa pour moi des réunions littéraires. Des sophistes4 de passage, de petits groupes d’étudiants et d’amateurs de belles-lettres se réunissaient dans les jardins, au bord d’une source consacrée à Pan5. De temps à autre, un serviteur y plongeait une grande jarre d’argile poreuse ; les vers les plus limpides semblaient opaques comparés à cette eau pure.

On lut ce soir-là une pièce assez abstruse de Lycophron6 que j’aime pour ses folles juxtapositions de sons, d’allusions et d’images, son complexe système de reflets et d’échos. Un jeune garçon placé à l’écart écoutait ces strophes difficiles avec une attention à la fois distraite et pensive, et je songeai immédiatement à un berger au fond des bois, vaguement sensible à quelque obscur cri d’oiseau. Il n’avait apporté ni tablettes, ni style7. Assis sur le rebord de la vasque, il touchait des doigts la belle surface lisse. J’appris que son père avait occupé une place modeste dans la gestion des grands domaines impériaux ; laissé tout jeune aux soins d’un aïeul, l’écolier avait été envoyé chez un hôte de ses parents, armateur à Nicomédie, qui semblait riche à cette famille pauvre.

Je le gardai après le départ des autres. Il était peu lettré, ignorant de presque tout, réfléchi, crédule. Je connaissais Claudiopolis8, sa ville natale : je réussis à le faire parler de sa maison familiale au bord des grands bois de pins qui pourvoient aux mâts de nos navires, du temple d’Attys, situé sur la colline, dont il aimait les musiques stridentes, des beaux chevaux de son pays et de ses étranges dieux. Cette voix un peu voilée prononçait le grec avec l’accent d’Asie. Soudain, se sentant écouté, ou regardé peut-être, il se troubla, rougit, retomba dans un de ces silences obstinés dont je pris bientôt l’habitude. Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques années fabuleuses commencèrent.


1. Région d’Asie Mineure, située dans l’actuelle Turquie.
2. Fonctionnaire chargé de l’administration d’une province impériale.
3. L’actuelle mer de Marmara, qui relie la Mer Noire à la Méditerranée.
4. Un orateur et un professeur d’éloquence dans la Grèce antique.
5. Une divinité grecque de la Nature, souvent représenté comme un être mi-homme, mi-bouc.
6. Un poète grec du quatrième siècle avant JC.
7. Objet employé pour écrire sur une tablette de cire, dont la forme ressemble à nos actuels stylos.
8. Ville située dans l’actuelle Turquie.