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Marguerite Duras - Un barrage contre le Pacifique - La rencontre avec Monsieur Jo


Duras

Marguerite Duras - Un barrage contre le Pacifique - La rencontre avec Monsieur Jo

Extrait tiré de : Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1951 (acheter l’œuvre)

Extrait proposé par : Collecte de listes de bac du projet Le Deuxième Texte


Texte de l'extrait (source) :

- Montrez-nous ce planteur du Nord, dit la mère.

- C’est le type près d’Agosti, dans le coin. Il revient de Paris.

Ils l’avaient déjà vu à côté d’Agosti. Il était seul à sa table. C’était un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans, habillé d’un costume de tussor grège. Sur la table il avait posé un feutre du même grège. Quand il but une gorgée de pernod ils virent à son doigt un magnifique diamant, que la mère se mit à regarder en silence, interdite.

- Merde, quelle bagnole, dit Joseph. Il ajouta : Pour le reste, c’est un singe.

Le diamant était énorme, le costume en tussor, très bien coupé. Jamais Joseph n’avait porté de tussor. Le chapeau mou sortait d’un film : un chapeau qu’on se posait négligemment sur la tête avant de monter dans sa quarante chevaux et d’aller à Longchamp jouer la moitié de sa fortune parce qu’on a le cafard à cause d’une femme. C’était vrai, la figure n’était pas belle. Les épaules étaient étroites, les bras courts, il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne. Les mains petites étaient soignées, plutôt maigres, assez belles. Et la présence du diamant leur conférait une valeur royale, un peu déliquescente. Il était seul, planteur, et jeune. Il regardait Suzanne. La mère vit qu’il la regardait. La mère à son tour regarda sa fille. A la lumière électrique ses taches de rousseur se voyaient moins qu’au grand jour. C’était sûrement une belle fille, elle avait des yeux luisants, arrogants, elle était jeune, à la pointe de l’adolescence, et pas timide.

- Pourquoi tu fais une tête d’enterrement ? dit la mère. Tu ne peux pas avoir une fois l’air aimable ?

Suzanne sourit au planteur du Nord. Deux longs disques passèrent, fox-trot, tango. Au troisième, fox-trot, le planteur du Nord se leva pour inviter Suzanne. Debout il était nettement mal foutu. Pendant qu’il avançait vers Suzanne, tous regardaient son diamant : le père Bart, Agosti, la mère, Suzanne. Pas les passagers, ils en avaient vu d’autres, ni Joseph parce que Joseph ne regardait que les autos. Mais tous ceux de la plaine regardaient. Il faut dire que ce diamant-là, oublié sur son doigt par son propriétaire ignorant, valait à lui seul à peu près autant que toutes les concessions de la plaine réunies.

- Vous permettez, madame ? demanda le planteur du Nord en s’inclinant devant la mère.