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Émilie du Châtelet - Réflexions sur le bonheur - Les passions


Châtelet

Émilie du Châtelet - Réflexions sur le bonheur - Les passions

Extrait tiré de : Émilie du Châtelet, Réflexions sur le bonheur (édition posthume), 1796 (acheter l’œuvre)

Extrait proposé par : Collecte de listes de bac du projet Le Deuxième Texte


À propos de cet extrait :

Cet extrait provient d’un essai qui est parfois intitulé Discours sur le bonheur, titre choisi par les éditeurs de la Société typographique de Bouillon pour la première édition du texte parue en 1779. Nous avons privilégié le titre Réflexions sur le bonheur indiqué dans des copies manuscrites, ainsi que dans l’édition de 1796 qui a servi de source à cet extrait.


(licence Creative Commons BY-SA, Collecte de listes de bac du projet Le Deuxième Texte)
Texte de l'extrait (source) :

Il faut commencer par se bien dire à soi-même, et par se bien convaincre que nous n’avons rien à faire en ce monde qu’à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux humains : Réprimez vos passions et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connaissent pas le chemin du bonheur. On n’est heureux que par des goûts ou des passions satisfaites, parce qu’on n’est pas toujours assez heureux pour avoir des passions, et qu’au défaut des passions, il faut bien se contenter des goûts. Ce serait donc des passions qu’il faudrait demander à Dieu, si on osait lui demander quelque chose ; et Le Nôtre avait grande raison de demander au pape des tentations au lieu d’indulgences1.

Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que d’heureux ? Je n’ai pas la balance nécessaire pour peser en général le bien et le mal qu’elles ont fait aux hommes ; mais il faut remarquer que les malheureux sont connus, parce qu’ils ont besoin des autres, qu’ils aiment à raconter leurs malheurs, qu’ils y cherchent des remèdes et du soulagement : les gens heureux, au contraire, ne cherchent rien et ne vont point avertir les autres de leur bonheur : les malheureux sont intéressants ; les gens heureux sont inconnus.

Voilà pourquoi, lorsque deux amants sont raccommodés, lorsque leur jalousie est finie, lorsque les obstacles qui les séparaient sont surmontés, ils ne sont plus propres au théâtre ; la pièce est finie pour les spectateurs ; et la scène de Renaud et d’Armide2 n’intéresserait pas autant qu’elle le fait, si le spectateur ne savait pas que l’amour de Renaud est l’effet d’un enchantement qui doit se dissiper, et que la passion qu’Armide fait voir dans cette scène rendra son malheur plus intéressant. Ce sont les mêmes ressorts qui agissent sur notre âme pour l’émouvoir, aux représentations théâtrales, et dans les événements de la vie. On connaît donc bien plus l’amour par les malheurs qu’il cause que par le bonheur, souvent obscur, qu’il répand sur la vie des hommes. Mais supposons, pour un moment, que les passions fassent plus de malheureux que d’heureux, je dis qu’elles seraient encore à désirer ; parce que c’est la condition sans laquelle on ne peut avoir de grands plaisirs ; or, ce n’est la peine de vivre que pour avoir des sentiments et des sensations agréables, et plus les sentiments agréables sont vifs, plus on est heureux. Il est donc à désirer d’être susceptible de passions ; et je le répète encore, n’en a pas qui veut.


1. Selon la religion catholique, rémission des peines dues aux péchés, accordée par l'Église sous certaines conditions.
2. Armide est un personnage de La Jérusalem délivrée du poète italien Le Tasse. C'est une magicienne musulmane, nièce d'Hidraot. Son aventure la plus célèbre est celle qui la lie au croisé Renaud : bien qu'il soit son ennemi, elle en tombe amoureuse. Elle tente alors en vain de le retenir par des enchantements (Wikipédia).