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Amélie Nothomb - Biographie de la faim


Nothomb

Amélie Nothomb - Biographie de la faim

Extrait tiré de : Amélie Nothomb, Biographie de la faim, 2004 (acheter l’œuvre)

Extrait proposé par : Laura Prieur


À propos de cet extrait :

Amélie et sa sœur Juliette se rendent au Bangladesh car leur père diplomate voyage beaucoup. Une fois là-bas, elles sont si fortement marquées par la pauvreté de ce pays qu’elles décident de ne plus se nourrir. Elles souffrent alors d’anorexie pendant deux ans, et deviennent si maigres qu’elles risquent de mourir.


(licence Creative Commons BY-NC-SA, Laura Prieur)
Texte de l'extrait (source) :

À quinze ans et demi, une nuit, je sentis que la vie me quittait. Je devins un froid absolu.

Ma tête accepta.

Il se passa alors une chose incroyable : mon corps se révolta contre ma tête. Il refusa la mort.

Malgré les hurlements de ma tête, mon corps se leva, alla dans la cuisine et mangea.

Il mangea dans les larmes, car ma tête souffrait trop de ce qu’il faisait.

Il mangea tous les jours. Comme il ne digérait plus rien, les douleurs physiques s’ajoutèrent aux douleurs mentales : la nourriture était l’étranger, le mal. Le mot « diable » signifie : « ce qui sépare ». Manger était le diable qui séparait mon corps de ma tête.

Je ne mourus pas. J’aurais préféré mourir : les souffrances de la guérison furent inhumaines. La voix de haine que l’anorexie avait chloroformée pendant deux ans se réveilla et m’insulta comme jamais. Et il en allait ainsi chaque jour.

Mon corps reprit une apparence normale. Je le haïs autant que l’on peut haïr.

Je lus La Métamorphose de Kafka en écarquillant les yeux : c’était mon histoire. L’être transformé en bête, objet d’effroi pour les siens et surtout pour soi-même, son propre corps devenu l’inconnu, l’ennemi.

À l’exemple de Grégoire Samsa, je ne quittai plus ma chambre. J’avais trop peur du dégoût des gens, je redoutais qu’ils m’écrasent. Je vivais dans le fantasme le plus abject : j’avais désormais le physique ordinaire d’une fille de seize ans, ce qui ne devait pas être la vision la plus térébrante de l’univers ; de l’intérieur, je me sentais cancrelat géant, je ne parvenais pas plus à en sortir qu’à sortir.

Je ne savais plus dans quel pays j’étais. J’habitais la chambre que je partageais avec Juliette. Celle-ci se contentait d’y dormir. J’y étais installée à temps plein.